Il y a au moins deux façons d'écrire. Il y a l'écriture - travail, celle qu'on planifie, qu'on organise, qui consiste à faire le métier d'écrivain. C'est l'écriture qu'on décide de démarrer le matin à huit heures, celle du lent et patient travail au bureau. C'est l'écriture des romans, des essais, des ouvrages qu'on dit sérieux. Celle qui nécessité un travail préparatoire sérieux avant de commencer le geste d'écrire : recherches documentaires, construction d'un plan, d'un scénario... Et puis il existe une écriture dématérialisée puisque sans objet. C'est d'abord l'écriture d'une histoire de vie, c'est la vie elle-même et la manière de la prendre. De la recevoir et de la prendre. De la surprendre. La rédaction de quelques mots sur du papier n'en est que le point d'orgue silencieux, amoureux.

Cette écriture-là, on ne la prend par par vocation, on ne la choisit pas. On ne la veut pas. Elle n'est ni métier ni activité. Elle est la soupape d'une marmite où bouillonne la vie qui ne va pas toute seule. Vivre ne va pas de soi. On peut avoir l'instinct de vivre et en même temps en éprouver la plus grande difficulté. Il n'y a alors que l'écriture intérieure pour en faire la relecture, pour tenter de décrypter le sens de ce mal-être. L'écriture intérieure, c'est le regard qu'on porte sur soi, sur soi chez les vivants. Sans lamentation. C'est se voir tel qu'on est, avec sa difficulté de vivre, et l'accepter. C'est abandonner la vie rêvée des autres pour se consacrer à la sienne, à l'acceptation de la sienne, pour se consacrer à dénouer l'écheveau de blocages qu'est la sienne. S'improviser chercheur, s'évertuant à résoudre une problématique, en acceptant par avance de ne privilégier aucune hypothèse.

Naître, venir au monde, a pu se faire avec difficulté. Venir à la vie a pu, pour mille raison, ne pas être un éclair de joie. Et chaque matin, chaque réveil  de notre vie nous le rappelle, avec son lot de peurs, de palpitations, de silence. Chaque petit matin est une coquille d'oeuf que l'on essaie de briser, nous laissant gluant quand on y parvient, empêtrés dans une gangue de fatigues, d'angoisses. On va alors dans la vie comme le peintre allait au motif : on adopte la transparence qu'il faut pour ne pas gêner la vie qui vrombit tout autour de nous. Pour admirer cette vie qui s'agite partout et dont on se sent si étranger, si incapable d'en être un des acteurs. La transparence qu'il faut pour ne pas lui faire d'ombre, et pouvoir la regarder entièrement, l'embrasser du regard et de ses bras, sans bruit, surtout sans bruit. Sans risquer la moindre maladresse qui ferait fuir cette lumière de vie comme un daim effarouché dans la forêt.

La voilà ma façon d'écrire. Elle est plus façon d'être que rédaction. Parfois la pression est intenable et je prends la plume. La douleur s'estompe alors et avec elle toute raison d'écrire. J'aurais préféré me passer d'écrire, et mener une vie plus facile, plus spontanée, plus banale. Dieu, ou ce qui nous tient de dieu, nous a donné la vie, nous l'a prêté plus exactement. Dieu a allumé la mèche de notre vie, qui se consumera jusqu'à la fin qu'elle prote en elle, sa propre fin. Un jour la bougie s'éteindra et Dieu nous aura repris dans son grand tout. Mais pour certains, la vie sera cette bougie se consumant avec difficulté, fumant "noir", une bougie dont le chandelier est si brûlant qu'il est parfois impossible de le tenir. Mais il nous est au moins donné d'avoir cette sensation de brûlure qui nous éveille à la contemplation de la vie, nous donne à voir la lumière de la vie. Cette incomparable lumière d'amour qu'est la vie.
Finalement.


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Pierre Juste, "Le bois joli"
oeuvre déposée
http://pierre.juste.free.fr