Ca n'est pas facile d'habiter son corps. On peut habiter une maison, une caravane. On peut habiter une coquille, une carapace, tels la tortue ou l'escargot. On peut être à la rue et ne pas habiter son corps non plus, ne pas même habiter son corps, la demeure la plus naturelle qui nous soit donnée.

On peut être à la rue de son corps. Happé par des activités tellement importantes, happé par le temps qui nous manque toujours pour les mener à bien. Tout ce à quoi il faut penser, ce à quoi on se croit obligé de penser : le loyer à payer, le pain à prendre, la révision de la voiture, le dossier à rendre pour demain, le judo du petit, l'anniversaire de sa femme, le documentaire à 23 heures, où vais-je trouver une place pour me garer, se préoccuper des prochaines vacances, libellé ça s'écrit avec deux "l", Dieu existe-t-il etc... Toutes ce choses auxquelles il faut penser, Dieu y compris, quand on y pense. Il y en a tant, qu'on est en immersion mentale du matin au soir. Et comme cela ne suffit pas, comme on est lancé, et bien la nuit on continue de penser. C'est parfois si fort que notre repos s'en trouve amoindri, on se réveille le lendemain matin aussi fatigué qu'on l'était la veille au soir, avec cette sale impression de venir à peine de se coucher.

L'esprit est parfois tellement pris, véhicule emballé dans sa propre pente, que cela nous empêche de dormir. Epuisés, le sommeil, ce qu'il en reste, nous emporte à l'aube, une vague de sommeil plus forte que les précédentes, une déferlante à laquelle notre digue de tourments cède enfin. Le sommeil nous emporte quelques heures et ça n'est même pas du repos. Quelques heurts...

Dans la tête, le petit hamster du mental tourne dans sa roue, n'ayant jamais su faire autre chose, tourne, tourne, tourne encore, occupe la place, focalise l'attention. Prend toute la place. Le cerveau doit représenter, mettons, 5% du volume du corps et nous ne "sommes" que là ! Le "je pense donc je suis" a bâti une bonne part de notre mode de vie. Quelle connerie ! Je pense donc je suis dans 5% de mon corps, de ma vie, et j'ai l'impression d'exister ! Quel score. Et si j'arrête la roue du hamster, juste 30 secondes, que se passe-t-il ? Je ne "suis"plus, je n'existe plus ? Je ne vois plus rien, je meurs peut-être ? Il y a du mystère là-dedans. Je me demande qui peut bien être celui qui contemple la mer, n'ayant aucune pensée en tête (Qui ne l'a fait ?). La vie qui nous anime peut-être, Dieu pourrait-on dire. Mais je n'y pense pas longtemps, ce n'est pas très intéressant de penser. Je préfère explorer le monde autrement. Parfois je respire pas les bras et j'écoute avec les pieds. Cela provoque une sensation curieuse, qui n'est qu'une sensation d'ailleurs, mais suffisamment incongrue pour permettre de "revenir à soi".

Il est quelques matins calme où je me réveille en tranquillité, harmonieusement. Quelques bruits du monde me parviennent au travers de la fenêtre fermée : les pigeons sur les toits, leur sarabande déjà commencée ; cette voiture dont le moteur semble tout ensommeillé, peinant à démarrer. Et je m'aperçois que ce sont mes pieds et mes jambes qui vibrent de la joie que cela me procure. Le monde tourne et j'existe. Cette présence au monde, aux gens qui le peuplent me suffit amplement pour commencer une journée. Cette joie du monde est synonyme de force.

J'observe plus tard le grand frêne qui fait face à ma fenêtre. C'est un arbre d'une bonne quinzaine de mètres, qui ayant sans doute été mal taillé, n'a pas une forme très académique, et est même plutôt disgracieux. Je me demande s'il pense celui-là. "Tiens c'est à cette heure ci que tu te lèves  toi ? Il y a déjà des heures que j'attends le soleil, et 3 moineaux avec moi." C'est un bel arbre quand même et ça ne veut rien dire. C'est un arbre. Un arbre qui est. Je suis face à lui, et je n'ai rien en tête, pas même l'idée que je suis en train de contempler son feuillage secoué par le vent d'Ouest. Je ne pense à rien de précis. De vagues évocations me viennent, que je nomme à peine, de nouveau des bruits perçus sur lesquels je ne m'attarde pas. Peu à peu j'ai la sensation de vibrer comme ce
frêne. Une sensation bien physique, notamment dans les bras, comme si l'arbre me transmettait sa vibration, somme si j'étais plaqué sur son tronc, l'encerclant et embrassant d'un seul coup toute la joie de cet arbre dansant dans les premiers rayons du soleil.

Ca n'est pas facile d'habiter son corps. Et ça n'est pas facile d'y rester. Je respire et je n'ai pas d'effort à faire pour cela. Et pourtant quand on observe sa respiration pour la première fois, celle-ci a tendance à se ralentir, s'immobiliser, à se faire par sursaut, et l'on croit, dans un vertige, manquer d'air.


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Pierre Juste, "Le bois joli"
Oeuvre déposée
http://pierre.juste.free.fr