Ils sont comme un jokari : plus on les jette loin, plus ils nous reviennent avec force à la face. « En pleine poire » dirait un enfant. C'est en fait comme un fil à la patte. Oui, c'est ça : l'élastique du jokari comme attaché à notre cheville, nous suivant où que l'on aille, quoi que l'on fasse. La lourde balle du jeu de jokari traînant derrière nous en permanence, même dans nos fuites éperdues, rebondissant de plus belle lors des mouvements brusques, coups de pieds énervés et courses folles. Il faut dire qu'ils sont coriaces nos fantômes : on s'en débarrasse, ils reviennent là où on ne les attendait plus. On les reconduit gentiment à la porte de notre vie, et les voilà qui reviennent par le conduit de cheminée, profitant que notre feu de joie s'était un peu éteint, père-noëls noirs.
On se croit guéri ou l'on voudrait s'en convaincre. C'est le cancer du cœur et il est incurable. Telle est la vérité des hommes. On l'attrape dans l'enfance, comme on s'enrhume. Il vient sur cette joie pure qui nous est donnée en même temps qu'on vient à la vie. Et puis grandissant, aimant, on le fortifie sans s'en rendre compte, on le nourrit de nos amours contrariés, et il s'en repaît.
Un feu de joie ça se surveille si l'on veut des braises pour la vie. Ca s'entretient. Et si l'on n'y prend garde, si on l'oublie, ça peut mourir la joie intérieure. La joie qu'on oublie devient grise, une joie grise comme de la cendre. Alors nos fantôme peuvent s'y jeter et la retourner à toutes brassées, la faisant voler, tournoyer, la cendre légère et grise. Et nous faisant tousser, nous étrangler, pleurer. Ils peuvent s'engouffrer nos fantômes, hilares, riants non pas de joie mais par moquerie à notre endroit. « Tu te croyais un homme libre et affranchi mon gars ? Regarde ce qu'on en fait de ton assurance, de tes certitudes, de tes espoirs ! ! ! ». Et elle vole la cendre et c'est le brouillard le plus absolu, la nuit intérieure.
Oui, ils sont en nous comme une zone d'ombre. Ils sont de nous la part d'ombre que ni le soleil ni la lune pleine ne peuvent éclairer. Juste parfois la mettre fugitivement en lumière pour que nous entrevoyons, interloqués, ce qui s'y cache. Des blessures d'amour, de la fierté, des culpabilités ou des regrets. Des peurs, des espoirs qui sont des rêves… Des écorchures infectées, qu'il faut soigner. Pourquoi ne pas frapper un grand coup dans la balle du jokari, un coup si fort que l'élastique n'y résisterait pas ? Un coup si fort qui serait un grand éclat de rire, un grand éclat de vivre. La joie intense que procure l'acceptation sans condition de ce que la vie nous présente, la présence à tous les instants… Rire de nous-mêmes et de nos enfers, de nos enfermements. « Cet enfer me ment ». Rire plus fort encore et raviver par ces rires les braises encore vivaces sous la cendre. Réveiller la joie, assoupie en nous, qui se croyait abandonnée par nous, la seule arme peut-être efficace pour mettre en fuite nos mauvais esprits. Une épée de joie lumineuse et tranchante pour sectionner net le fil du jokari. Un grand éclat de rire pour en même temps consoler nos espoirs impossibles et nos attentes amoureuses dans ce qu'elle ont de plus vain. Dans cet éclat de rire, voir nos fantômes mourir, s'évanouir dans le rien…
RETOUR AU SOMMAIRE
Pierre Juste, "Le bois joli"
oeuvre déposée
http://pierre.juste.free.fr