Nos maisons font des carapaces à nos vies téméraires. Elles sont le fier terrier où l'on aime se tapir, se dissimuler, après des journées de travail creuses. La fierté d'une maison est aussi forte que l'égoïsme de ceux qui les habitent : au repli sur soi, ou à l'oubli de soi, c'est selon, on ajoute l'enfermement chez soi. Je parle de cette façon de vivre caché, dissimulé. Je parle de cette façon de vivre sans même connaître ses voisins, le village ou le quartier où l'on rentre le soir : retour à la tanière, la grotte, le nid douillet, la caverne des hommes. Défense d'entrer.

Il y avait déjà cette difficulté d'habiter son corps, d'enfiler notre vêtement de peau et d'y être bien. On dirait que plutôt que de s'atteler à cette tache, on a préféré se murer dans un chez soi dont on peut plus aisément organiser l'aménagement, prenant soin de se calfeutrer, d'ériger clôtures, pares-vues et doubles rideaux. Elle est vraiment curieuse cette frénésie de l'habitat qui fait parfois s'endetter une vie entière. Cette folie du "cosy" qui voudrait qu'en habitant sa maison, façon "home sweet home", on soit soi-même habité d'une certaine paix et d'un certain bonheur... Pavillons ou appartements, nous en faisons le prolongement de nous-mêmes, comme si nous étions incapable d'être sans habiter. Et sans s'en rendre compte, on fait de son habitation ce qu'on a fait de soi depuis longtemps : une porte avec un verrou. On s'est reclus, isolé, on s'est fermé au monde, ne gardant que quelques fenêtres claires que parfois l'on entrouvre.

Nos maisons sont devenues notre espace intérieur. Elle remplacent tant bien que mal ce "nous"que nous avons préféré ignorer, tirant les rideaux de nos fenêtres comme on jetterais un voile sur nos vies, nous occultant du monde comme nous dérobons à nos yeux ce que nous sommes au fond de nous mêmes.

Nos maisons ne regardent donc que vers l'intérieur, comme nous ne sommes que des degrés de l'autisme : nous sommes tous de grands convalescents, coupés de notre racine d'être, malades par manque d'amour, l'amour que nous sommes incapables de donner, de nous donner. Occulter cet espace intérieur, ce "nous" où il fait tout noir et qui nous fait peur. Surtout ne pas entrer. Surtout ne pas laisser entrer la lumière. Plutôt se créer un espace de vie "matériel", confortable, bien rangé ou l'on peut tout arranger, maîtriser. Donner ainsi la meilleure image de soi a qui serait un jour invité à pénétrer ce qu'on appelle notre intimité. Donner l'image la plus fausse de soi... Et c'est ainsi que nos maisons deviennent les carapaces de nos vies téméraires, terriers de notre incessant besoin d'amour, dissimulant notre infinie solitude.

Que ne pouvons-nous abattre murs et cloisons, casser les toits et se tenir debout dans la lumière, nus de tout ? Et faire pareil de nous-mêmes, de nos corps raides comme des fers à béton ? Mon Dieu, casser les cuirasses que sont la fierté et la peur, et laisser entrer la lumière, partout !

Lorsqu'on s'abandonne au soleil, sur son balcon, sur l'herbe de son jardin, et qu'importe où finalement, et si l'on se laisse ouvrir comme une fleur frappée par le rayonnement, alors il nous est donné de sentir la lumière pénétrer au plus profond, réchauffer ce qui était dans la glace depuis des siècles peut-être, sentir les nœuds de son corps fondre comme neige au soleil, et dans une embrasement d'amour, tout accepter, s'accepter tel qu'on est, s'aimer sans condition... Il peut tous nous arriver de nous sentir bien à ce point, apaisés au point de n'avoir plus besoin ni d'armure, ni d'étiquette, ni de maison pour nous cacher et nous protéger.

La clé ? L'ouverture ! L'ouverture du cœur, sa transparence. Pour que l'amour en sorte autant qu'il puisse en entrer. L'ouverture de soi, l'ouverture au monde, à la vie. L'acceptation des choses, l'acceptation de soi et de l'image qu'on peut en donner, de la perception que quiconque pourrait en avoir. Cette clé n'ouvrira aucun des verrous des portes palières ou de nos portails. Elle s'en moque bien d'ailleurs. Une clé faite seulement pour ouvrir, une clé capable de ne tourner que dans un seul sens. Une clé qui ne peut fermer on ne peut pas l'enfermer. Qui d'ailleurs prétendrait pouvoir retenir des particules de lumière et des élans d'amour?


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Pierre Juste, "Le bois joli"
oeuvre déposée
http://pierre.juste.free.fr