J'ai un jour déambulé entre des toiles monumentales qui évoquaient le Grand Nord. Banquise, glace. Désert immaculé, neige. Du blanc peint sur du blanc. De la lumière mise en lumière, de la pureté épurée. Blancheurs soulignées d'infinies teintes de bleu. C'était comme une vision allégorique qu'avait eu l'artiste. Cette volumineuse salle d'exposition avec ses airs de cathédrale, de papauté trop impeccable et soignée pour être honnête, après m'avoir grugé, m'avait mis mal à l'aise. Quelque chose sonnait faux. Ce « paradis blanc » dépeint était comme vouloir convaincre de l'existence rassurante d'un Dieu immanent et bienveillant. Se nimber confortablement dans ces toiles grand format devait être confortable et bourgeois. Mais cette vision ne reflétait qu'à moitié la singulière beauté de l'Arctique. Il y avait une intention dans cette peinture, qui voulait nous amener à quelque chose et cela me gênait. Embellir n'est plus
décrire mais mentir. Faux prophètes, vous êtes nombreux !
Cette compréhension m'était venue quelques temps plus tard, écoutant un aventurier commenter les images qu'il avait tournées lors d'un périple autour du monde. Il était ébloui par la beauté des morceaux de banquise et des icebergs dérivant que sa route avait croisé, n'en finissant pas de déclamer des superlatifs. Puis à la fin il avait comme avoué que cette majesté ne devait pas faire perdre de vue le danger que représentent ces masses de glaces, dont une petite partie seulement s'offre au regard et contre lesquelles son bateau aurait pu cent fois se disloquer ; ou qui s'effondrant sur eux-mêmes pouvaient créer une vague d'une puissance dévastatrice insoupçonnée. « Le danger vient notamment de ce qu'on ne voit pas, et cela renforce encore mon admiration » avait-il ajouté. Beau, mais imparfaitement. Ou plutôt beauté dans sa plénitude, beauté de béatitude et d'inquiétude.
Et il en va des icebergs comme des rencontres qu'il m'est donné de faire. Forcément, la perception visuelle après avoir été un déclencheur, un signal, peut être un filtre déformant de la réalité. Souvent j'ai été tenté d'employer le mot « aveuglement ». Il faut alors savoir prendre du recul par rapport à la situation, la contempler –puisqu'il s'agit bien de ça– d'un point de vue éloigné, silencieux, ce que j'appelle « solitude ». Un jour, une princesse m'a dit que j'idéalisais sa personne. Sur le moment j'ai été peiné qu'elle pense ça, car d'une certaine façon ç'aurait été la trahir ; mais je n'avais pas su comment la convaincre du contraire. Je ne crois pas commettre cette erreur qui voudrait que je ne retienne chez quelqu'un que ce qui « touche le Ciel ». Bien sûr c'est ce qui me frappe en premier, et c'est une grâce considérable que de vivre cela, mais je sais que dans ces « accidents » merveilleux, je ne reçois que des fragments de ce qu'est la
personne –ou la situation– ce qu'elle a bien voulu me confier, ce que j'ai cru en comprendre, et j'imagine combien chacun peut avoir sa part d'ombre, plus faite de démons intérieurs plus ou moins contenus que de mystères, mais cela n'altère jamais mon émotion… On dit que la vérité est souvent moins « belle », et je le sais bien pour me connaître moi-même. Que serait une vérité belle si nous n'étions pas finalement, humains ? Capables du meilleur comme du pire, courageux et faibles.
La peinture d'Edward Hopper procède d'un même regard, bien qu'elle porte plus à la mélancolie. La lumière y entre partout, portée qu'elle est par la solitude infinie des personnages, le silence inattendu de scènes où tout pourrait arriver. Dès le premier regard ses toiles touchent en nous quelque chose d'intime, un espace vierge et connu de nous seul. Ou on part en courant, terrorisé, ou l'on reste, transfiguré. Hopper prend un instantané d'une situation, saisit la fraction de seconde où l'ange de la beauté a traversé la scène, déployant ses ailes dorées de solitude. Et quand l'image apparaît sur la toile comme une photographie dans la chambre noire de son silence intérieur, voilà qu'elle est d'ombres et de lumières, de fenêtres immenses et sans vitrage où s'engouffre le silence d'hommes et de femmes émergeant de leur solitude comme l'iceberg de l'eau.
Dans ces moments « majuscules », rares et précieux comme de l'or, je revendique de percevoir la partie émergée de l'iceberg. Avec ses merveilleux reflets bleutés, cette blancheur étincelante, et plus bas, ses zones d'ombre, dans l'eau glacée des enfers où je ne distingue rien de précis. Simplement je sais que ce qui m'est caché est bien plus important que ce que je vois puisque c'en est même la cause, je ne l'occulte pas ; mais cela n'empêche jamais mes yeux et toutes mes antennes de capter, parfois, le souffle de la grâce, le parfum enivrant de la beauté, que je sais synonymes de solitude et de silence intérieurs, ceux-là même d'où je les ressens et
qui sont notre point de contact.
Alors, dans le miracle de ces rencontres-là, où tout se mélange, la douceur d'un visage, la justesse de la voix, le sentiment de paix que le corps rayonne, alors, oui, me vient l'idée d'un mot précieux, fragile et fort comme peut l'être l'humain. A cet instant précis où ombre et lumière s'embrassent dans mon regard, égaux en importance, quand ma perception du Ciel que touche l'autre n'aveugle pas mes sens, embellissant seulement ma condition d'homme, sans rêver, sans imaginer ou comparer, et quand mon attention, sans artifice, réussi à rester dans cette perception, comme en équilibre, sans renier le silence qui est le mien et d'où je peux percevoir cela, alors seulement se pose en moi comme le rouge-gorge sur sa branche, le mot « amour ».
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Pierre Juste, "Le bois joli"
Oeuvre déposée
http://pierre.juste.free.fr