Parfois la difficulté de vivre me rattrape. Elle me cueille en plein élan, par surprise. Le cheval blanc du cœur stoppé net dans son galop. Dieu qui épluche une orange sanguine, le temps qui s'arrête : un fruit pelucheux, son écorce tombée au sol. Me voilà nu, vulnérable, écorché. Un sentiment d'abandon me submerge, je me sens comme « perdu du monde », en marge de la vie, ma vie, que je vois défiler comme un film dans lequel je ne joue pas, dans lequel je ne ferais que quelques apparitions, et beaucoup plus de disparitions… Le sens de vivre m'échappe, ma raison d'être.
Mon cœur saigne et mon ventre a mal. Accidenté laissé là sur le bord de ma propre route, percuté par l'invisible, par le tout, par l'oubli de vivre. Rien à faire sinon se convaincre que cet état ne dure pas, qu'il n'est pas moi, juste un fantôme, une ombre, mon double. Cet état qui parfois me recouvre et me noie est le prix de pouvoir connaître par instants la lumière du monde, la solitude cachée du monde, la beauté. Il est le prix à payer par le poète resté sans rimes, l'écrivain sans mots, le narrateur sans voix ; le deuxième plateau de la balance : d'un coté de la Roberval, l'amour et la joie. La lumière. Qui sont tant et pourtant si légers. De l'autre, l'incapacité de vivre, la lourdeur de l'espoir vain, le besoin d'amour incurable. Les deux sont comme positif et négatif, yin et yang, indispensables l'un à l'autre dans ce qu'ils ont d'antagoniste et de complémentaire. Et, reliant les deux plateau de la balance, le fléau, qui n'est autre que le quotidien à vivre avec ces deux polarités fâchées à jamais, dans un utopique équilibre. Au milieu, un corps jeté à la vie. Incapable de tout, ne sachant que contempler, et s'imprégner de la vie autour de lui, celle des autre.
Pourquoi m'a-t-il été donné de fendre en deux la vie de mon épée de lumière, de pouvoir être dans le plus beau comme dans le pire, et de n'avoir aucune prise sur ça… Dieu seul le sait, qui ne m'accorde que rarement le repos de l'âme. J'ai cette faculté de voir la monde par transparence, d'entendre son silence infini au milieu du plus fort des tumultes, et cela m'illumine… et cela me gangrène. M'éloignant en même temps chaque fois plus d'une possibilité de tout simplement vivre. Comme un Icare s'étant approché trop près de la vérité de Dieu ici, et s'étant brûlé le cœur. Icare dégringolé, Icare amoureux sans amour. Le cheval blanc d'Icare, le genoux à terre, agonisant.
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Pierre Juste, "Le bois joli"
oeuvre déposée
http://pierre.juste.free.fr