« Ecris-tu toujours ? » m'avait demandé cet ami après une longue absence. « Oui, bien sûr » avais-je répondu, amusé : comment aurait-il pu en être autrement ?! Les sentiments ne meurent pas vois-tu. Les sentiments de peur, de haine, comme les sentiments d'amour. Comment garder ça pour soi ! Pour te les avoir confiées, tu sais les émotions qui sont les miennes. Tu ne les comprends pas toujours, mais tu sais leur portée, le chemin qu'elles peuvent faire au travers de moi. Tu sais combien leur lame peut m'atteindre profondément.
Les sentiments ne meurent pas chez moi. Les laisser dans mon cœur serait comme avoir une remise obscure où s'entassent des objets poussiéreux et rouillés, oubliés. Pourrissants. Certainement c'est cela qui rend l'homme si souvent aigri et nostalgique. Cette pourriture tapie au fond du cœur, que l'on ne sait même plus avoir en soi.
La peur est le sentiment d'un amour que l'on sait fragile et dont on craint d'être dépossédé. La haine comme la colère, ce sentiment d'un amour éteint qu'on ne supporte pas d'avoir perdu, que ce soit à notre initiative ou pas. Tout sentiment est un sentiment d'amour… Alors mes émotions d'amour je les écris, avant qu'elles ne deviennent ces sentiments lourds et infectieux, je les partage indirectement, je les sors des recoins de mon cœur où ils pourraient tenter de se cacher. Je les mets à la lumière pour en être éclairé en retour.
Tu as cette tournure d'esprit qu'on dit scientifique. Alors je vais faire cette analogie : pas plus que le Césium 135, l'amour ne peut mourir : radioactif pendant des siècles, amoureux bien au-delà de la mort. Parlant de l'atome, n'évoque-t-on pas « la fission de son cœur » ? La réaction que la rencontre de la femme que tu sais a provoqué en moi est du même ordre : une transformation physique jusque dans mes moindres particules dans une gigantesque explosion de lumière. On est bien loin d'un sentiment perçu au travers d'une réflexion, d'une pensée, fusse-t-elle intense. Tu te souviens de cette tristement célèbre centrale nucléaire soviétique, Tchernobyl. Et bien , je ne suis plus « plus ou moins » amoureux, me
questionnant mentalement, mais emballé comme le réacteur de cette usine. A un moment donné, l'accident, plus rien n'aurait pu endiguer le processus, devenu incontrôlable et irréversible. Ecrire c'était alors irradier le monde, ma vie, de la puissance de cet amour. Tenter de garder ça pour moi, de l'envelopper dans ma chair, aurait été le même sarcophage de béton fait à cette usine, bâti autour de mon cœur, vaine tentative qui n'aurait pu que me ronger de l'intérieur, et me tuer lentement…
« Alors tu l'aimes encore ? » avait ajouté cet ami : je ne répondis rien, me contentant de sourire. Parlions-nous de la même façon d'aimer ? En débattre nous aurait emmené trop loin. Intérieurement, comme pour l'atteindre par télépathie, je me disais « les sentiments ne meurent pas… »
Et, me disant cela, je savais bien qu'en l'occurrence, ce n'était plus depuis longtemps déjà une simple question de sentiment. Quand mis en pleine lumière, examiné sous toutes les coutures comme à la loupe d'un joaillier abasourdi par ce qu'il tient entre les mains, ce sentiment ne meurent toujours pas, ne perdant rien de sa magie, n'étant au fond pas magique mais vrai, n'étant pas la simple pièce d'une collection fusse la plus belle, mais le soleil resplendissant de toute son existence, quand c'est « à ce point », comment parler encore d'un « sentiment » ?
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Pierre Juste, "Clairières amoureuses"
oeuvre déposée
http://pierre.juste.free.fr