Il devait bien avoir dans les quatre-vingt ans. Quatre-vingt hivers et autant de printemps, ça remplit une vie. Ca vous endurcit. Ca peut même blaser, vous faire revenir de tout. Lui, il était resté à peu près le même. Certes il avait pris de l'embonpoint et le temps avait fait son œuvre, mais ce qu'on en voyait n'était qu'une usure de surface.
Quand je l'avais apperçu, il était déjà mourant. Bien des fois j'étais passé sous ses yeux, sans vraiment faire attention à lui, pressé, perdu dans de vaines pensées, alors qu'il n'y aurait eu qu'une chose à faire dans ces journées : lui parler. M'asseoir à ses côtés et m'imprégner de ses silences. Me laisser bercer par sa sérénité, l'impression de sécurité et de paix qu'il pouvait procurer. Un enfant dans les bras d'un viellard. Dans son agonie, plusieurs personnes s'affairaient autour de lui. Nous étions deux ou trois passants à nous être arrêtés dans la rue, restant hébétés et consternés. Les mots nous manquaient bien sûr, comme ils peuvent manquer quand on assiste impuissant au spectacle de la mort.
Les tronçonneuses l'avaient déjà transpercé de part en part. Mal outillé, l'ouvrier devait s'y reprendre à plusieurs fois, forçant comme un animal de labours. Des entailles s'ajoutaient aux entailles, la sciure volait de toute part. Le massacre, l'acharnement. Sans doute une décision sur une feuille bien blanche, faite du bois d'un autre arbre, ordonnait de l'abattre pour faire à son endroit quelques places de parking.
Nous étions en hiver. Le platane aux ramures magnifiquement déployées, sans feuille, était au repos pour la saison. Surpris dans son sommeil, au moins n'avait-il pas eu le temps de voir venir sa mort. Le camion des bourreaux qui se gare, les hommes affûtant les chaînes des tronçonneuses, tâtant le tronc de l'arbre pour choisir où porter les coups…
Un bûcheron n'a pas d'états d'âme. Juste un salaire à ramener, une famille à nourrir, un patron. Le salaire de la peur du chômage, le salaire de la mort. Toutes ces choses capables d'obscurcir le cœur de l'homme au point de lui faire justifier le pire. Le monde à l'envers, les arbres par terre et la vie des hommes allant à l'encontre de la vie tout court. Elaguer un arbre pour l'embellir et le fortifier rend l'homme noble. Celui qui soigne les arbres mourra peut-être avant eux, et cela rend humble. Certains arbres ont mille ans pense-t-on. Les arbres comme des aïeux, des gardiens de l'histoire. On les honore, on les vénère. Pique-niquer dans leur ombre l'été leur rend hommage,
tressaillir de leur beauté coloré à l'automne est une contemplation qui nous grandit… Abattre un arbre qui en gêne un autre, ou qui est trop malade est un acte pardonnable dont seule la nature ou Dieu peuvent nous faire grâce.
Je venais d'être témoin d'un meurtre et je le vivais comme tel. Celui qui venait de mourir sous mes yeux n'avait poussé aucun cri, pas même pleuré ni saigné. Et pourtant, dans l'air, comme un déchirement qui me brisait dans ma chair. Et puis ce silence soudain après l'effondrement sur le sol. Le chant de la Terre brisé net, La vie aphone, le souffle coupé. Le bois brisé au cœur, les anneaux de son tronc exposés en place publique, encore humectés de sève. Quelque chose me touchait profondément. Cela m'évoquait la main de celui qui est en train de partir et qui s'agrippe désespérément à l'être aimé qui est à son chevet. Peut-être était-ce cela : la main crispée et tremblante de cet arbre, invisible, me serrait fortement le cœur et les tripes, sans un mot.
Il gisait sur le sol, attendant qu'on le débite, qu'on l'achève ; et qu'on l'emporte. Les hommes étaient fiers de cet ouvrage qui leur avait donné tant de mal. Ils n'imaginaient pas à quel point, le Mal, ils venaient de lui donner corps sur cette Terre…
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Pierre Juste, "Le bois joli"
oeuvre déposée
http://pierre.juste.free.fr