Voyager ne nous délivre de rien. Tout juste voyager peut-il nous ouvrir au monde, pour peu qu'on voyage avec le cœur grand ouvert. L'endroit où l'on part n'a pas d'importance. Que cela soit à quinze minutes à pied de chez soi ou à huit heures d'avion, là n'est pas la question.

Si l'on voyage avec son cœur, par le cœur, tout peut être dépaysement, ravissement, ouverture. Bien sûr des confrontations peuvent nous secouer plus que d'autres, surtout quand il s'agit de paysages, de cultures, de civilisations vraiment éloignées des nôtres. Mais si l'on est parti par esprit de distraction, pour se changer les idées ou changer d'air comme on dit parfois, alors mieux vaudrait ne pas être parti. Car à part quelques souvenirs d'hôtels, de glaces à la fraise et quelques photos dûment indexées dans un album, on se retrouve soi exactement tel qu'on était avant de partir. Hormis une prétentieuse connaissance que l'on croit avoir, et une supériorité sur ceux qui ne seraient pas allé ou l'on est allé. Mais on se retrouve soi tel qu'on était, tel qu'on est : les mêmes difficultés, les mêmes causes de joie et les mêmes sources de problèmes. Les mêmes gens à fréquenter, le même travail, la même routine peut-être. Cette sinistre routine du laborieux quotidien de la vie.

Voyager ne nous délivre de rien, sauf à avoir la lucidité nécessaire pour chasser, pourchasser l'exotisme dans le moindre recoin de nous-mêmes. L'exotisme est une pulsion de tous les instants qui ne porte pas de nom. L'exotisme du voyage est du même bois que la passion amoureuse qui nous pousse à toujours regarder ailleurs, d'autres femmes, d'autres beautés. Comme à l'acquisition d'un bien matériel à laquelle succède toujours plus ou moins rapidement le besoin d'en acquérir un plus sophistiqué, plus grand... Vrai pour les voitures, les télés, les appartements et les maisons qu'on habite. Rien ne nous suffit jamais, alors que la solution à cette fuite en avant est en nous. Pas en avant de nous, au plus profond de nous. Et il suffirait d'ouvrir son cœur à la contemplation de la vie pour le comprendre. On croit trouver dans les voyages le moyen de redynamiser son existence -sinon de la fuir- de lui donner une bouffée d'oxygène salutaire, alors qu'il ne s'agit que d'une diversion. Non, voyager ne nous a délivré de rien.

Il m'est arrivé de voyager sur des portions de sous-bois de 1 m2, à quatre pattes par terre, sans m'ennuyer, à me plonger au cœur de ce continent que peuplent fourmis, mille-pattes et scarabées, pommes de pins dévorées par les écureuils, et fragments de feuilles mortes une saison précédente. Cela ne me procure pas moins de joie que d'avoir mis le pied en Afrique noire ou dans les montagnes canadiennes... C'est une joie sans hiérarchie, sans prétendue connaissance. Juste une joie du cœur.


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Pierre Juste, "Le bois joli"
oeuvre déposée
http://pierre.juste.free.fr